94.
Le lendemain, Ari revint comme prévu, sous le regard curieux de ses collègues, au siège de Levallois. Un bandage sur le crâne, les yeux cernés, il avait l’air d’un vétéran… Il ne s’arrêta pour saluer personne et s’enferma directement dans son bureau du dernier étage.
Il passa la matinée à gérer, aussi bien que possible, tout le retard qu’il avait pris pendant sa longue absence. Les messages téléphoniques s’étaient accumulés, sans compter les nombreux mails qu’il n’avait pas vraiment envie d’ouvrir, les notes empilées sur son bureau…
Rapidement, les gestes, les réflexes lui revenaient. On n’oublie pas les routines. En entrant dans son bureau, toutefois, il avait eu la terrible impression de ne plus y être à sa place. Quelque chose avait changé en lui et il ne se sentait plus à l’aise entre ces murs, si tant est qu’il s’y fût jamais vraiment bien senti…
Vers 13 heures, alors qu’il n’avait pas traité un dixième de ses dossiers, Depierre le convoqua dans son bureau.
Ari se rendit, la mine grave, à l’étage de la direction. Dans l’ascenseur, il croisa Gilles Duboy, le chef de la section Analyse et Prospective. Celui-ci, toujours aussi aimable, le salua à peine, feignant de n’être pas au courant de tout ce qu’Ari avait vécu. Mackenzie ne résista pas à la tentation de le taquiner un peu.
— Alors, Duboy, on ne dit pas bonjour à son agent préféré ?
Le commissaire divisionnaire le toisa du regard.
— Qu’est-ce que vous vous êtes encore fait au crâne, Ari ?
— Je suis tombé dans un couloir.
Duboy haussa les sourcils et sortit de l’ascenseur sans ajouter un mot. Mackenzie traversa l’étage et se dirigea tout droit vers le bureau du directeur central adjoint.
— Comment vous sentez-vous, Ari ? demanda Depierre en lui tendant un siège.
Ari esquissa un sourire. Avec sa nouvelle blessure sur le front, il était encore plus estropié qu’après la dernière fusillade en date. On ne pouvait pas dire qu’il avait l’air dans le meilleur de sa forme.
— En pleine forme, répondit-il d’un ton ironique. En pleine forme !
— Mouais. Je vois ça. Pas trop dur, le retour ?
— Un vrai bonheur.
Depierre secoua la tête d’un air amusé.
— Eh bien, vous êtes mûr pour ce que j’ai à vous annoncer, alors.
— Ah ?
Le directeur adjoint tapota des doigts sur son bureau d’un air embarrassé.
— Je devrais attendre un peu que vous vous soyez remis de vos émotions avant de vous parler de ça, Ari, mais j’ai l’impression de vous devoir un minimum de sincérité.
— Laissez-moi deviner : je suis viré ?
— Non ! Non, vous n’êtes pas viré, Ari. Vos méthodes ne font certes pas l’unanimité, mais tout le monde est bien obligé de reconnaître que c’est vous qui avez résolu l’affaire du trépaneur. Il n’y a aucune raison valable de vous virer… Et vous savez très bien que tant que je serai ici, cela n’arrivera pas.
— C’est trop aimable, monsieur le directeur adjoint. Alors quoi ?
— Vous n’êtes pas sans savoir que, selon la volonté du président de la République, d’ici quelques mois, la DST et la DCRG vont fusionner…
— Je commence à être au courant, oui, répondit Ari qui devinait déjà la suite.
— La nouvelle entité, la Direction du renseignement intérieur, soulève bien sûr l’inquiétude des syndicats, comme vous avez dû le lire dans votre boîte aux lettres.
— Je n’ai pas encore eu ce plaisir.
— Ça m’étonne de vous. Vous êtes toujours le premier à lire ces trucs-là.
— Ah, mais ne vous inquiétez pas, j’ai encore deux ou trois trucs à régler, et je redeviendrai le syndicaliste que vous aimez tant.
— Je n’en doute pas. Eh bien, vous verrez. Le SNOP[20] s’oppose, comme on pouvait s’y attendre, aux modalités du regroupement. Et pour plusieurs raisons. La nouvelle structure comporte pourtant certains avantages : les officiers de la DCRG recevront automatiquement la qualification d’officiers de police judiciaire, et certains le tampon « secret défense ». Mais beaucoup craignent un changement des conditions de travail et, surtout, une réduction des effectifs. Le ministre a annoncé que la totalité des agents de la DST serait conservée, mais seulement 80 % de ceux de la DCRG.
— C’est toujours les mêmes qui trinquent.
— Je me garderai de faire tout commentaire.
— Allons, Depierre ! Après tout ce qu’on a vécu, vous et moi, vous pouvez vous lâcher ! On n’est pas sur écoute, là, dans votre bureau !
— Vous savez très bien ce que je pense, Ari.
— Vous pensez, comme moi, que nous vivons une époque formidable, n’est-ce pas ?
— Exactement ! répondit Depierre en souriant.
— Bon, bref, tout ça pour dire que je ne suis pas viré, mais que je suis muté ailleurs, c’est ça ?
— Non. Mais il est fort probable que, dans la nouvelle structure, le groupe Sectes, ou tout du moins ce qu’il en reste, soit démantelé…
Ari ne put retenir un rire nerveux.
— Comme vous dites : « Ce qu’il en reste ». Et c’est pour me dire ça que vous m’avez fait venir dans votre bureau ? Mais ça fait des mois que je sais pertinemment que mon groupe va disparaître, monsieur le directeur adjoint. Ne vous faites pas de souci pour moi ! Je m’y suis préparé.
— Oui, enfin… Je préférais vous le dire tout de suite, officiellement, plutôt que d’attendre le dernier moment. Il faudra que vous réfléchissiez à votre réaffectation.
— Je vous remercie. On en reparlera le moment venu. Et vous ? Vous allez hériter de quel poste, dans cette nouvelle structure ?
— Oh, moi, vous savez… Je suis un peu comme vous. Je verrai le moment venu !
— J’ai l’impression qu’on est comme deux vieux flics qui appartiennent à une autre époque.
— C’est un peu ça, Ari.
— Je n’ai jamais que trente-six ans !
— En tout cas, Mackenzie, j’espère sincèrement bosser avec vous pendant de nombreuses années encore. Voilà. Au fond, c’est ça que je voulais vous dire : même si le groupe Sectes disparaît, j’espère qu’on travaillera toujours ensemble. Vous êtes un bon flic.
— Vous êtes pas mal non plus, patron. Je vous embrasse pas, hein, mais le cœur y est. Je peux retourner bosser, maintenant ? J’ai peur que Duboy me mette une mauvaise note.
— Ne dites pas du mal du commissaire divisionnaire, Ari.
— Vous rigolez ? Je l’adore ! Il a toujours été des plus courtois à mon égard ! rétorqua l’analyste en se levant.
— Prenez soin de vous, Ari.
Mackenzie retourna dans son bureau.
Il s’assit lourdement sur sa chaise et regarda longuement son téléphone. Il y avait tant de choses qui se bousculaient dans sa tête ! Et il n’y avait qu’une seule personne à qui il aurait voulu se confier. Une seule. Il approcha ses doigts des touches du clavier, hésita, puis composa finalement le numéro de Lola.
Après dix sonneries dans le vide, il raccrocha et essaya le numéro de son téléphone portable, toujours sans succès. La libraire avait même coupé son répondeur. Il laissa tomber le combiné, dépité.
Il entendait encore, cruelle, la dernière phrase de Lola. Je te recontacterai. Ari ferma les yeux et appuya sa tête sur le dossier de son fauteuil. Ces trois petits mots embrassaient à eux seuls les deux sentiments contradictoires qui l’habitaient alors, et pour longtemps sans doute.
Le plus profond désespoir et la plus légitime espérance.
Après quelques minutes, il se remit au travail. Il passa le reste de l’après-midi à avancer sur ses différents dossiers, sans enthousiasme, puis vers 18 heures, il quitta enfin Levallois pour retourner à Bastille. Iris, Krysztov et lui n’avaient rendez-vous qu’à 23 heures devant Saint-Julien-le-Pauvre. Il avait un peu de temps pour se détendre. Et cela faisait longtemps qu’il n’était pas allé dans son bar favori. Rien ne lui faisait tant envie que quelques bons vieux whiskys.